C’est donc le fait de l’endormir qui l’a tuée?
Oui, bien sûr. On n’endort pas quelqu’un dans son état. Quelques semaines avant, elle avait été hospitalisée dans un autre hôpital. Ne serait-ce que pour faire un prélèvement, le médecin ne voulait même pas l’insensibiliser localement pour ne pas créer de risque. Et là on l’endort carrément. C’est l’envoyer à la mort tout de suite. Nous avons donc déposé plainte auprès du procureur de la République, à Paris, pour homicide involontaire.
Comment avez-vous réagi quand les médecins vous ont dit qu’elle n’avait plus envie de vivre? Vous vous êtes plaints?
J’étais scandalisé. Mais on n’a pas à discuter avec ces gens-là, ce sont des techniciens et il n’y a aucune discussion possible. C’est "On la débranche parce qu’il y en a d’autres qui arrivent". En plus ma fille n’avait qu’une envie: vivre. Encore la veille on en parlait tous les deux. Quand elle est rentrée du Japon, j’étais avec elle pour défaire ses valises et elle m’a dit: ‘Maintenant j’ai hâte, je vais démarrer mon film dans les jours qui suivent’. Elle avait le rôle principal d’un film intitulé «Le monde du silence». Une production de Ludovic Andolfo.
Ce sont donc les médecins qui ont tué votre fille?
Ah ben oui, bien sûr. Je n’ai jamais vu ça, c’est incroyable. Elle qui a parcouru le monde pour sauver les autres, on l’achève. Elle était allée à Tokyo pour des émissions de télévision pour aider des gens. Elle était allée dans des écoles pour sensibiliser les jeunes au problème de l’anorexie. Elle savait qu’elle-même avait du mal à s’en sortir, mais elle essayait quand même de mettre en garde les autres contre tous les problèmes de l’anorexie.
Plusieurs personnes l’ayant vue récemment disaient qu’elle avait l’air d’aller mieux…
Oui, ça allait un peu mieux mais elle avait beaucoup de hauts et de bas.
Le fait qu’elle voyage beaucoup ne vous gênait pas?
Si, j’étais contre le fait qu’elle aille au Japon. Mais elle est majeure, je ne pouvais rien dire. Les médecins me l’ont assez répété: "Votre fille elle est majeure, elle fait ce qu’elle veut".
Non, elle est partie avec une amie qui est hospitalisée pour une dépression depuis le décès d’Isabelle. Elle est catastrophée.
Elle était suivie par un médecin?
Par pas mal de médecins, oui.
Vous aviez l’impression qu’elle arrivait à s’en sortir?
C’était un combat permanent.
Comment était votre situation familiale?
Nous étions une famille très soudée, très unie et nous nous sommes beaucoup battus pour notre fille. Ma femme et Isabelle étaient très proches. Elles avaient une relation fusionnelle. En fonction de ce que ma fille faisait, j’essayais de la suivre discrètement - tout en faisant mon travail d’ingénieur du son - afin de toujours garder un petit œil sur elle.
Elle vivait chez vous?
Non. Elle venait de quitter son appartement de Marseille et en avait acheté un autre à Paris. Mais elle avait aussi son appartement chez moi, à la campagne à côté de Paris. Elle revenait tous les week-ends.
Pourquoi avez-vous voulu garder son décès caché?
J’ai essayé de bloquer la presse parce que je voulais des obsèques dans l'intimité, en famille. Et je ne voulais pas que la presse s’en mêle, avoir une horde de photographes et de caméramen devant chez moi. On est très pudiques dans la famille. Je voulais même attendre le début du mois de janvier pour en parler parce que je ne pouvais pas.
La nouvelle a eu un écho mondial, vous vous y attendiez?
Pas du tout. Je savais que ma fille était connue en France, mais c’est tout. Jamais je n’aurais pu imaginer cela. Toute la famille a été bluffée. Ce petit bout de bonne femme qui tenait le monde à bout de bras, c’est incroyable. Je suis écœuré, franchement. Je me suis alors dit que je ne pouvais pas laisser ça comme ça. Il faut qu’on arrive à faire progresser ce qu’elle avait mis en place.
Isabelle savait qu’elle avait une pareille renommée?
Oui elle le savait. Mais elle était très pudique et ne parlait de rien. Même le film qu’elle préparait depuis deux ans, je n'ai été mis au courant qu'en septembre dernier.
Sa renommée est due à l’affiche de Toscani. Comment cela s’était passé à l’époque, vous l’aviez encouragée à le faire?
Ah non, pas du tout. En plus à cette époque-là, ma fille était assez fragilisée. Elle a été convoquée pour cette séance photo sans savoir ce qu’elle allait faire. Elle s’est fait prendre dans un piège et n’a rien pu faire. Elle se rendait en Italie pour faire des photos d’art. Mais Toscani lui a fait signer des papiers avant de poser et elle ne pouvait plus revenir en arrière. C’est scandaleux, mais c’est le personnage. Vous avez vu ce qu’il a dit au sujet de ma fille après son décès? C’est scandaleux de raconter ça sur une fille qui vient de mourir. Et qui lui a fait gagner aussi de la notoriété. Le producteur du film sur lequel travaillait Isabelle a d’ailleurs porté plainte contre Toscani pour divulgation de choses fausses.
Comment Isabelle avait vécu les suites de cette photo?
Elle a eu beaucoup de mal à vivre cette campagne. Je me rappelle quand elle était partie à Milan, elle s’est retrouvée devant ses affiches et m’a appelé pour me dire qu’elle était terrorisée.
C’est à partir de là qu’elle a décidé d’en faire un combat?
Oui. Elle s’est dit: "C’est fait je vais en faire un combat et Toscani je ne veux plus en entendre parler donc je me bats contre lui". Parce qu’elle avait une force, une puissance énorme, il ne fallait pas lui marcher sur les doigts de pieds. Elle a donc refusé qu’il la prenne sous contrat et a dénoncé par la suite sa façon de travailler. C’est pour ça qu’il se venge dans la presse. Il n’accepte pas de se faire commander par une petite môme.
Comment est venue l’anorexie d’Isabelle?
Ça je ne veux pas en parler. Cela se saura dans quelques temps parce que je suis en train de déposer une plainte contre qui de droit. C’est un événement subit qui s’est produit alors qu’elle avait 22 ans. C’est une chose qu’on peut s’imaginer dans ce milieu du showbusiness… et cela a été radical. Ma fille m’avait dit qu’elle partait en tournée jouer une pièce. Tous les soirs elle nous appelait pour nous dire que c’était super. Et en réalité elle était chez elle et ne mangeait plus depuis deux mois et demi. C’est un voisin qui, un jour, a appelé mon ami propriétaire de l’appartement en lui disant: "Il y a un problème là, j’ai vu la fille de Christian, il faut absolument le prévenir, il y a un grave problème". Tout s’est déclenché comme ça, en janvier 2002.
Un autre drame est survenu récemment…
Ma femme a mis fin à ses jours la semaine passée. À la base, elle s’est sentie coupable d’avoir fait hospitaliser ma fille à Bichat. Ma fille ne voulait pas aller dans cet hôpital parce qu’elle avait déjà été une fois aux urgences et ne comprenait pas qu’ils refusent une transfusion à une dame de 70 ans parce qu’il fallait garder le sang pour des jeunes. Mais les pompiers l’ont envoyée à Bichat, donc mon épouse s’est sentie responsable. Elle avait ce poids sur la tête, une culpabilité énorme. Et à cela est venu s’ajouter la presse, surtout une interview de Toscani qu’elle a réussi à voir, même si j’ai essayé de filtrer au maximum. Et ça, elle ne l’a pas supporté. Déjà qu’elle ne supportait plus l’absence de sa fille. Je pensais qu’elle aurait tenu le coup. Pour l’inhumation de ma fille on a fait construire une belle petite chapelle toute en pierre par un sculpteur. Elle avait dit qu’on ferait une cérémonie en invitant la presse… et elle est allée la rejoindre dans la chapelle.
Et vous, comment faites-vous pour surmonter ces terribles épreuves?
J’arrive à tenir le coup parce que j’ai beaucoup d’amis qui sont venus de Paris le lendemain matin. Et je suis un bélier donc je suis fort, les cornes en avant comme on dit.
Fabrice Aubert/20Minutes.ch
Authors: L'essentiel